lundi 13 juin 2016

Le ravin des coquelicots… poème de Maurice Rollinat



« Ils éclatent dans le blé, comme une armée de petits soldats ; mais d’un bien plus beau rouge, ils sont inoffensifs.
Leur épée, c’est un épi.
C’est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot s’attarde, quand il veut, au bord du sillon, avec le bleuet, sa payse. »                
   Jules Renard  ( 1864 – 1910 )



                                           À Jules Breton.


Dans un creux sauvage et muet
Qui n’est pas connu du bluet
Ni de la chèvre au pied fluet
        Ni de personne,
Loin des sentiers des bourriquots,
Loin des bruits réveilleurs d’échos,
Un fouillis de coquelicots
        Songe et frissonne.

Autour d’eux, d’horribles étangs
Ont des reflets inquiétants ;
À peine si, de temps en temps,
        Un lézard bouge
Entre les genêts pleins d’effrois
Et les vieux buis amers et froids
Qui fourmillent sur les parois
        Du ravin rouge.

Le ciel brillant comme un vitrail
N’épand qu’un jour de soupirail
Sur leurs lamettes de corail
        Ensorcelées,
Mais dans la roche et le marais
Ils sont écarlates et frais
Comme leurs frères des forêts
        Et des vallées.

Ils bruissent dans l’air léger
Sitôt que le temps va changer.
Au moindre aquilon passager
        Qui les tapote,
Et se démènent tous si fort
Sous le terrible vent du Nord
Qu’on dirait du sang qui se tord
        Et qui clapote.

En vain, descendant des plateaux
Et de la cime des coteaux,
Sur ces lumineux végétaux
        L’ombre se vautre,
Dans un vol preste et hasardeux,
Des libellules deux à deux
Tournent et vibrent autour d’eux
        L’une sur l’autre.

Frôlés des oiseaux rebâcheurs
Et des sidérales blancheurs,
Ils poussent là dans les fraîcheurs
        Et les vertiges,
Aussi bien que dans les sillons ;
Et tous ces jolis vermillons
Tremblent comme des papillons
        Au bout des tiges.

Leur chaude couleur de brasier
Réjouit la ronce et l’osier ;
Et le reptile extasié,
        L’arbre qui souffre,
Les rochers noirs privés d’azur
Ont un air moins triste et moins dur
Quand ils peuvent se pencher sur
        Ces fleurs du gouffre.

Les carmins et les incarnats,
La pourpre des assassinats,
Tous les rubis, tous les grenats
        Luisent en elles ;
C’est pourquoi, par certains midis,
Leurs doux pétales attiédis
Sont le radieux paradis
        Des coccinelles.

Maurice Rollinat  ( 1846 - 1903 )